La dernière réunion d'Augustus Cael

Un des conseillers du Connétable de l'Empire, Augustus Cael, avait fait la tournée de l'Empire depuis deux semaines. Il était sur les rotules, et n'en pouvait plus d'avoir vu plus d'une centaine de candidats du Rasscon afin de les soutenir et de faire campagne avec eux. Il faut dire qu'il n'avait pu dormir comme il l'aurait souhaité. En effet, eu égards aux grandes distances à parcourir – d'Elbêröhnit à Ecosient, d'Izaleninelit à Cancraces, de Marceinne à Beneline, d'Altserdyon à Origodes, de Raulme à Brostilon, il avait préféré utiliser les services d'une compagnie de diligences et, de fait, n'avait pu dormir que très rarement, 3 ou 4 heures grand maximum chaque jour.

Ce jour-ci, il en avait enfin fini. Le Rasscon avait loué une salle des fêtes en plein centre ville de Veledris. Près de 1 000 personnes s'étaient pressées pour assister à ce qui devait être une des dernières réunions publiques du mouvement. En regardant la foule, Augustus Cael ne put s'empêcher de penser à la campagne dans la circonscription de Veledris, justement. L'accueil avait été plutôt bon dans l'ancienne Eurone et l'ancien Matnal qui, pour partie, constituait la préfecture et circonscription. Wättelsbach, Trisbourg, Presdre, Brostilon... toute cette zone semblait bien conservatrice et il ne se faisait pas de doutes quant au résultat final. Il savait que le succès serait bien certainement au rendez-vous et que les candidats du Rassemblement y seraient plébiscités, assurément.

Mais en arrivant dans l'ancienne Terreforeste et l'ancienne Térèce, le sentiment avait été tout autre. Là-bas, on paraissait être bien plus nostalgique de la Guerre de Sécession qu'il ne l'aurait cru, cela faisait pourtant 8 ans, déjà. Mais les traitres cessaient-ils jamais d'en être ? L'accueil avait été froid. Si les gens n'étaient pas laïcs ou athées comme l'étaient traditionnellement les dirigeants républicains, ils restaient indifférents à son discours de défense de la morale, de la religion, de la famille, de l'Empire... ils voulaient, à l'inverse, le partage des richesses, réclamaient le droit à la division, voire même le parlementarisme qui ne pouvait que plonger le pays dans la guerre civile... Heureusement, l'ouest ne l'était pas autant et Saint-Amant et Quental avaient reçu plus chaleureusement sa venue et ses propos.

Soudain, il sortit de ses pensées. Quoi ? Voilà que cela faisait déjà près de deux heures que la réunion se déroulait et il devait être le dernier à prendre la parole. Cela ne tarderait pas à arriver... Et en effet, l'avant-dernier orateur s'étant exprimé, son tour était venu. Se levant, il s'éclaircit la gorge tout en saluant la salle qui l'applaudissait. Les gens savaient qui il était et, surtout, qui l'avait envoyé ici. En l'honorant d'applaudissements et de vivats, ils entendaient avant toutes choses honorer le Connétable La Villejégu. Ayant obtenu le silence, il commença à s'exprimer :

- Mes chers amis, l'heure est grave. Je ne vais pas vous faire un long discours. Je sais que vous n'en pouvez plus et ne rêvez que de revenir bien au chaud dans vos foyers. À dire vrai, j'en rêve aussi...

La salle se mit à rire. Il l'avait conquise :

- Mais néanmoins, il est de mon devoir de vous avertir. Vous savez pour qui et où je travaille : pour Sa Majesté, à la Connétablie de l'Empire. De par ma position, je suis donc au plus près de l'action menée pour la défense de notre pays, de l'Empire... Dès lors, je me dois de vous avertir... Alors que notre Empire est sur la voie du redressement politique, moral et social, la menace d'un retour des socialistes, des libéraux et des républicains au pouvoir est toujours possible. Nous connaissons tous leur fourberie et les forfaitures dont ils sont capables. Ils veulent prendre le pouvoir, dusse la nation en périr ! Nous le savons, ils sont capables de toute pour cela : dissimuler leurs sentiments afin de se faire passer pour les modérés qu'ils ne sont point, promettre qu'ils respecteront l'Empereur alors qu'ils ne rêvent que de le renverser et l'assassiner, truquer les élections comme cela a toujours été le cas en Ardanie afin de s'assurer la victoire. Soyons vigilants !

Toute la salle l'écoutait. Certains l'avaient applaudit, d'autres avaient sifflé lorsqu'il avait prononcé ces accusations, non pas pour le siffler lui mais pour jeter le discrédit sur les ennemis de l'Empire, les modérés :

- Autour de Sa Majesté l'Empereur, il y a des hommes en qui nous pouvons avoir confiance, telles leurs excellences La Villejégu de Balincourt et La Croix de Salignac et d'autres qui sont comme des vipères et n'attendent qu'une seule occasion pour poignarder Sa Majesté en plein cœur... je ne citerai pas de nom. Vous savez tous de qui je veux parler. L'œuvre de redressement engagée par Sa Majesté ne peut s'arrêter là et elle ne pourra continuer que si Sa Majesté est soutenue et conseillée par le Rassemblement conservateur, le Rasscon !

Les applaudissements fusèrent et les noms de « La Villejégu » et « La Croix » furent scandés à tue-tête. Levant les mains, Cael obtint le silence et put poursuivre :

- Notre Empire doit poursuivre sa lutte incessante contre cet ennemi intérieur qui gangrène notre société tel le cancer qui affaiblit l'homme. Ces criminels n'osent pas se présenter tels qu'ils sont... socialistes... libéraux... républicains... alors ces soldats de l'anti-Belondor, soutiennent et intègrent l'Union des modérés, se font appeler « modérés », promettent qu'ils n'en ont pas après Sa Majesté mais seulement contre les « gens de pouvoir ». Mais qui a le pouvoir en Belondor, si ce n'est l'Empereur ? Et cela légitime ! Alors qui peut nous faire croire que vouloir s'attaquer aux « gens de pouvoir » ce n'est pas s'attaquer à l'Empereur ? Ils nous prennent pour des idiots ! Mais eux prétendent que c'est le peuple qui doit seul décider de quelle politique nous avons besoin... ce ne sont que des athées et des traîtres qui n'attendent qu'un faux pas pour poignarder l'Empire !

Agustus Cael fit siffler ces « républicains », ces « traitres » par la salle, chauffée à blanc, prête à en découdre. Son nom fut crié par certains. Il se faisait une petite réputation... Alors, il finit en beauté :

- Nos frontières sont gardées par notre vaillante armée mais qui sait combien d'ennemis aurons-nous à affronter. Le Crasselande, l'Alvion, Alharkoum n'attendent que cela, que nous faiblissions, baissions la garde. Et le Centuryon est à peine pacifié ! Qui peut dire que nous sommes en sécurité, tranquilles et qu'il est désormais temps de s'adonner aux plaisirs et loisirs ? Nous ne voulons d'une société du renoncement où le goût de l'effort est stigmatisé, vilipendé, au profit de la paresse et de la luxure ! Dès qu'ils le pourront des nouveaux Razard nous trahirons pour offrir le Belondor sur un plateau à nos ennemis. Ne nous laissons pas faire ! Seule Sa Majesté peut nous sauver ! Seul le Rassemblement conservateur est d'une loyauté infaillible envers Nabelnine II ! Alors, votez bien ! Votez pour le Rasscon ! Pour l'Empire et l'Empereur !

La salle hurla sa joie et son accord avec ses propos, tandis que les slogans de « Belondor plus ultra » et « Vive l'Empereur » emportaient l'assistance. Augustus Cael était content de lui. La mission que lui avait donné le Connétable, faire la tournée de l'Empire, mobiliser les troupes, les motiver afin de faire campagne, il l'avait parfaitement réussie. Descendant de l'estrade, il commença à discuter avec les candidats aux sénatoriales du Rasscon alors que la salle se vidait. On en vint à parler des inquiétudes qu'avaient certains :

- Il faudrait que les gens réalisent du danger qu'il y a à voter pour l'Union des modérés, dit Beronine Belreveger. Vous rendez-vous compte qu'ils ont investi un hors-la-loi !
- Que voulez-vous dire, demanda Augustus.
- Ils ont investi un syndicaliste, alors que le syndicalisme est interdit. Auguste Villard... Il est foncièrement socialiste et clairement opposant de Sa Majesté.
- Je vois... eh bien, messieurs... il vous suffit de révéler cela à la presse locale. Sans oublier d'en amplifier les risques.